Dernier train vapeur Passerelle Bordeaux

La Passerelle

QUI A FAIT QUOI ?

C’est la volonté de sauver la Passerelle de la destruction – nous y reviendrons un peu plus loin – qui a poussé à désigner l’ouvrage par le terme de « Passerelle Eiffel ». On a entendu à l’époque quelques protestations, car le vrai concepteur de la Passerelle est l’ingénieur Paul Regnauld. Mais une communication sur la « Passerelle Regnauld » n’eut pas obtenu l’effet escompté… Quelques uns ont également voulu minorer le rôle de Gustave Eiffel ; à les en croire, s’il n’était pas ingénieur et concepteur de la Passerelle, c’est donc qu’il n’était qu’un modeste chef d’équipe.

La vérité est que son employeur, Charles Nepveu, lui confia en totalité la réalisation du chantier, le laissant libre d’opérer à sa manière pour construire l’ouvrage. A seulement 26 ans, et alors que la technique de la construction métallique est une nouveauté en France, on ne peut pas dire que ça soit une petite responsabilité.

L’évocation trop succinte des rôles des uns et des autres a également entraîné une confusion entre la hiérarchie de la Compagnie du Midi et celle de la Compagnie Générale des Matériels de Chemins de Fer, laissant imaginer une sorte de concurrence entre Régnauld et Eiffel. Or l’un et l’autre ne sont pas dans la même chaîne hiérarchique, comme le montre le tableau ci-dessous :

Eiffel n’avait donc de comptes à rendre qu’à Charles Nepveu. Lequel lui faisait totalement confiance. Régnault avait conçu et dessiné les plans de la Passerelle ; Eiffel dessine les plans d’exécution. Ce sont deux tâches distinctes, et l’exécution ne nécessite pas moins de talents.

La construction commence en 1958. Eiffel applique alors des principes de base déjà connus depuis une vingtaine d’années, ce qui est rapide  en matière d’évolution architecturale :

  • la construction à croisillons : appliquée aux constructions en bois, elle est connue depuis des siècles. C’est en Angleterre qu’on l’applique pour la première fois en 1844 (pont en treillis de l’ingénieur Harrisson), puis en France en 1857 avec le Pont de Culoz). Eiffel innove en standardisant la production des pièces afin d’accélérer la production, et en installant une riveteuse mécanique sur la rive droite de la Garonne.
  • le fonçage des piles à l’air comprimé : sitôt Eiffel recruté, Nepveu lui enseigne cette technique, consistant à chasser de l’air dans le tube métallique de la pile, fin que les ouvriers travaillent à pied sec. Eiffel va accélérer le processus en appuyant sur le tube à l’aide d’une presse à vapeur. Dans son Traité sur les ouvrage métalliques, Régnauld lui-même explique combien le procédé mis au point par Eiffel est novateur.

Le pont est inauguré en la fête de l’empereur Napoléon III, le 15 août I860. Pour l’occasion, les extrêmités de la Passerelle arborent, au nord les armes de Paris, au sud les armes de Madrid. Le tout sur un surprenant et imposant décor de tours médiévales, réalisé en bois, comme on le voit sur cette photo de l’épreuve du viaduc de Paludate. Style médiéval qui est en réalité en totale homogénéité avec les piles du pont ornées d’imitations de machicoulis et  bandes lombardes.

« PASSERELLE » ?

On a pu lire assez fréquemment que ce terme est dû à la galerie servant de passage pour les piétons, qu’Eiffel posa en 1862 suite à la demande des bordelais. Explication qui ne trouve sa source dans aucun document.

En revanche on trouve, dès 1846 un plan où l’emplacement du pont ferroviaire est déjà désigné par le terme de « Passerelle ». Soit quatorze ans avant sa construction, et deux ans après le premier pont anglais en treillis. Les ingénieurs savent déjà que le futur pont aura une incomparable apparence de légèreté. Il s’en suivra que, pour cette raison, et jusque dans les années 1900, tout passage supérieur métallique en France sera désigné sous ce terme. Le tablier rectiligne et l’absence d’arches de pierre justifie le qualificatif.

Le terme de « passerelle » sera même utilisé à tort et à travers pour tout ce qui sera assimilé à un passage réalisé dans une technologie légère et audacieuse. La Cie du Midi tardant à s’engager sur la construction du nouveau pont, un journaliste écrira « La Cie du Midi se traîne d’atermoiement en atermoiement (..) elle amuse le public par des simulacres de chaînes sans fin et de passerelles sous-marines« .

Bien plus tard, alors qu’Eiffel a terminé son chef d’œuvre parisien, un compositeur béglais, Lodoïste Lataste, écrit dans son ode à Bordeaux :

Salut, beau viaduc jeté sur la Garonne
Imposant et léger comme un arc-en-ciel
Celui qui te conçut a parfait sa couronne
En créant à Paris la belle Tour Eiffel.

La comparaison avec un arc-en-ciel éclaire parfaitement le terme de passerelle, qui pré-existait à l’ouvrage d’art.

LE PERSONNAGE

Eiffel est un authentique meneur. Il n’est pas homme à se laisser faire, et on peut croire que, selon l’expression populaire, il fallait que ça marche droit.

Mais Eiffel compense aisément sa rigueur par un profond sens humain. Un jour un ouvrier tombe dans la Garonne : c’est Eiffel qui saute dans le fleuve pour le sauver ! Une autre fois, un accident sur une pile cause la mort d’un ouvrier : Eiffel stoppe le chantier pendant plusieurs jours pour trouver la cause. Qui restera non élucidée. Eiffel gagne définitivement le respect de tous.

A l’issue du chantier, les ouvriers offrirent à Eiffel une coupe en bronze, ainsi qu’une médaille sur laquelle ils avaient fait inscrire « Hommage – Reconnaissance ». Mais déjà les frères Péreire avaient remarqué le jeune chef de chantier, et allaient en faire l’ingénieur que l’on sait.

SAUVER L’OUVRAGE

Peu après sa fermeture au trafic, l’ouvrage fut menacé de destruction. A l’époque Réseau Ferré de France considérait, non sans raisons, qu’un pont coupé du réseau n’était plus son affaire. Le coût d’entretien ne pouvait être à sa charge, mais du côté de Bordeaux-Métropole on n’en voulait pas non plus.

C’était oublier un peu vite que la Passerelle est dans le périmètre UNESCO. Son sous-directeur général, Francesco Bandarin, passant à Bordeaux, avertit publiquement que si la Passerelle était détruite, Bordeaux serait déclassé ! L’argument fit du bruit !

D’autant que peu de temps avant, le dernier « pont à culasse » de France, aux bassins à flot, dont la préservation était souhaitée par le Ministère de la Culture, avait été détruit promptement… Il valait donc mieux avertir en clair.

Myriam Larnaudie-Eiffel, descendante bordelaise de Gustave, se chargea donc d’organiser la défense de l’ouvrage en fondant une association dédiée à cet objectif. Pour que le projet ait un nom qui frappe les esprits, il fallait d’une part parler aux bordelais en utilisant le nom qu’ils utilisent  et y accoler le nom du célèbre ingénieur. Ainsi est né le terme de « Passerelle Eiffel ».

Pendant un certain temps différents projets, plus ou moins loufoques, ont été envisagés. Pendant un temps la Passerelle faillit être démontée par un puissant groupe américain pour être réassemblée aux USA. Un architecte parisien, désireux de faire parler de lui, pensa pouvoir dresser la Passerelle verticalement pour en faire une tour de 500 m. de haut ; il évita de préciser combien de maisons il comptait détruire pour ancrer au sol les indispensables haubans nécessaires à sa stabilité…

Aujourd’hui les projets de réhabilitation de l’ouvrage ne sont pas tous respectueux de son esthétique ni de son histoire. Certains veulent y mettre des bureaux, détruisant la perspective intérieur de l’ouvrage ! Il serait bien plus approprié de lui conserver son volume intérieur qui est un spectacle en soi, et restitue l’esthétique que connut Gustave Eiffel.

Alain Cassagnau